Au moment de distribuer la terre aux esclaves affranchis,
on usait de ce procédé dépouillé : chaque postulant
propriétaire plantait deux bois au ras des flots pour
délimiter la largeur de son futur terrain. Après quoi,
devant témoins, on le chargeait d’un pesant sac de galets
sur le dos avant qu’il ne s’attaque au flanc de la montagne
en direction des sommets. Jusqu’à épuisement. Là où
tombaient l’homme et son chargement s’arrêtaient les
limites de sa terre. Les plus forts atteignaient les
cimes et le titre de propriété précisait alors « du
battant des lames au sommet des montagnes ». Certains
actes notariés portent encore aujourd’hui la formule.
A l’heure où Saint-Denis (et la côte Ouest)
s’étrangle quotidiennement dans les embouteillages,
l’intérieur de l’île se mérite et se gagne toujours
à la force du mollet, à l’assaut des sommets. Qu’on
soit coureur ou marcheur, on échappe difficilement à
l’appel du Grand Raid, devenu tellement incontournable
qu’on se bouscule à l’inscription. Avant de gagner sa
médaille, il faut gagner son dossard. A l’ouverture
des engagements, en moins de deux semaines on affiche
complet, le quota de dossards réservé aux locaux explose.
Le phénomène s’étend désormais à la métropole puisqu’ils
étaient près de 900 cette année, prêts à endurer 11h
de vol pour vivre la grand fête du Grand Raid. Marche
des Cimes à l’origine, Grande Traversée ou Course
de la Pleine lune par la suite, simpliste « Grand Raid
» aujourd’hui, comme pou mieux dissimuler les chiffres.
La topographie est restée impassible et les 8000 m de
dénivelé positif ne se sont en rien érodés même si les
appellations ont changé : un raccourci les réunit toutes
: « la Diagonale des fous ».
La formule-choc est reprise à l’envi
par journalistes spectateurs, concepteurs de l’épreuve
et , plus grave, par les coureurs eux-mêmes. Alors quoi
? Faut-il être déjanté pour oser se lancer à l’assaut
de cette diagonale infernale ?
Ici comme partout on vit, on rit,
on pleure ... On comprend vite qu’on rit d’ailleurs
beaucoup plus souvent qu’on pleure. Même face à l’adversité.
Pas étonnant alors que La Réunion ait adopté Corinne
Favre. Dans le milieu de la course de montagne on ne
la présente plus. Pas plus qu’ici, à 10.000 km de sa
Savoie natale. Son invincibilité, sa classe, ses éclats
de rire ont conquis l’île. A l’issue de sa première
victoire en 97 elle avait déclaré que cette course était
la plus dure au monde, la plus terrible de celles auxquelles
elle avait participé jusqu’alors. Une seconde suivit,
puis une troisième ... Trop dur ! La série s’arrêterait
là, promis ... Après une rupture partielle d’un tendon
d’Achille fin hiver 2000 elle est revenue, peut-être
encore plus forte. Des victoires à la pelle ont fleuri
sur les pentes cet été et Corinne est repartie une nouvelle
fois chevaucher la Diagonale. On lui promettait cette
fois quelques rivales, une Ethiopienne, une Italienne
... De toute la course elle n’a vu que des hommes !
Quelques-uns devant (pas beaucoup !) et des centaines
à ses basques. Entraînée dans la meute masculine et
le rythme suicidaire du début de course, elle est passée
au Volcan très en avance sur ses chronos passés; encore
100 km devant. Elle a su calmer le jeu et laisser passer
l’orage tropical : à Cilaos elle pointait à la 31° place,
ses adversaires n’étaient plus que des hommes, son allié
la montagne.
Cilaos. Au pied du Piton des Neiges
enveloppé de nuages, la petite commune fleurie et paisible
, encaissée au fond du cirque, apparaît comme un oasis
au sortir d’une première moitié du parcours qui a forcément
déjà passablement attaqué les corps. C’est le premier
gros poste de ravitaillement où ceux qui ne veulent
rien perdre des paysages et qui ont choisi de ne progresser
que de jour, ont programmé une nuit « complète » de
sommeil. Tous ceux qui ont déjà terminé le Grand Raid
le savent et le répètent aux néophytes : la course commence
à Cilaos. Et pourtant ...
Beaucoup de ces fous tanguent déjà
de part et d’autre de la trajectoire. La belle diagonale
se tord, se brise net parfois et la trop accueillante
bourgade marque alors la fin non programmée du voyage.
Les dortoirs se remplissent de corps trop tôt désarticulés.
A Cilaos, Pascal Parny est passé le premier, déjà seul,
en tête depuis le Volcan. Lorsque Cléo Libelle, deux
fois vainqueur et éternel placé, a vu Parny démarrer
dans la montée vers la Fournaise, il ne l’a pas reconnu
et s’est dit « celui-là on va le revoir bientôt ». Parny
n’est pourtant ni un débutant ni un inconnu parmi les
spécialistes des courses de montagne à la Réunion, déjà
second en 97 derrière Patrick Maffre (voir
classement et compte rendu du GR97). Mais depuis quatre ans, il a eu tout
le temps de se faire oublier. Trop de pression après
sa seconde place, l’abandon en 99 et enfin la blessure
et le trou noir. Il s’est fait rare dans les pelotons,
a disparu des têtes des classements. Son tempérament
discret et son physique fluet l’ont enfoncé encore plus
loin dans l’oubli, rarement cité parmi les favoris 2001.
Alors très tôt il est parti seul devant, pour mieux
profiter de sa montagne et du silence, pour retrouver
l’esprit des longues marches solitaires sur lesquelles
il a construit sa préparation. A mi-course, les métros
Vincent Delebarre et Benoît Laval sont encore dans le
coup (2° et 4° à 9 et 10 mn seulement de Parny).
L’escale à Cilaos est brève avant d’attaquer de nouvelles
pentes étroites. Trop brève peut-être ? le col du Taïbit,
une rude grimpette de 950 m d’ascension sur 4 km , leur
sera fatal à tous les deux. Ils vous avaient pourtant
prévenu : la course commence à Cilaos, le pire est à
venir ...
Ce n’est pas faute de participations
sur tous les grands trails français et pourtant l’Agenais
Claude Escots et l’Ancilevien Lionel Exhertier n’avaient
jamais couru ensemble. La rencontre s’est produite à
10.000 km des Alpes, précisément sur les pentes du Taïbit.
C’est le début de l’après-midi et après s’être plusieurs
fois passés l’un l’autre, ils décident de s’unir et
de courir ensemble. Taïbit, Marla, Grand Ilet, Roche
Ecrite, Gîte des Chicots, Colorado ... Autant de noms
vides de sens il y a seulement deux jours, désormais
associés à des images et des encouragements qu’ils n’oublieront
jamais. Celles des bénévoles qui vont passer deux nuits
froides et folles à distribuer soupe et réconfort. Ils
passeront dix heures ensemble, foulée dans foulée, tantôt
devant tantôt derrière, tout le temps de se découvrir
à coups de brefs échanges. Exhertier a déjà abandonné
le Grand Raid à deux reprises et, il y a deux ans, à
seulement 15 km du but ! Alors l’angoisse ne le quitte
pas. Escots va mieux mais se refuse à partir seul. Ils
finiront 9ème ex-aequo en 19h 08, laissant l’honorifique
place de premier métro à Dominique Bergar, 5ème et 30
mn devant.
A l’heure d’analyser les temps de
passage, ils se demandent comment il est humainement
possible de prendre encore 45 mn supplémentaires dans
la vue sur les 25 derniers km qu’ils ont dévalé en prenant
tous les risques. Les meilleurs Réunionnais sont descendus,
eux, comme des cabris, suivant l’expression consacrée.
La comparaison est facile .... , reste que la technique
relève de l’acrobatie.
Cette course est sans pitié, même
pour les meilleurs, même pour ceux habités par
une certaine démence, celle-là par exemple qui conduit
à tourner e rond pendant deux tours d’horloge. Christiane
Lecerf et Max Granier sont en équipe de France des 24
heures, « en vacances » à la Réunion, histoire de tester
cette course dont on parle tant et tellement à l’opposé
de leur discipline de prédilection avide de dénivelé
zéro. Sous les tentes du Stade de la Redoute, Max s’endort
dans son assiette de cari poulet à côté de Christiane
qui geint, broyée par le poids de la Roche Ecrite. Elle
l’a rebaptisée » Roche Désirée ». Trois petits kilomètres,
1025 m de dénivelé (!), un pan de mur trop bien
caché sous la végétation. Ils se classeront tous les
deux entre 32 et 33 heures, le même temps qu’un bon
randonneur régulier. Quand la montagne s’amuse et se
joue des chronos ...
Devant, Pascal Parny a piégé tous
les favoris. Plus personne ne le reverra jusqu’à la
remise des prix officielle du dimanche soir. Parce qu’il
fuit les micros et les honneurs, parce que le lendemain
de sa victoire (le samedi !) , il a repris son travail
à la caserne des pompiers. Avant lui, en douze éditions
des précédentes traversées, ils ont été seulement cinq
à inscrire leur nom au palmarès, ayant tous doublé ou
triplé leur victoire à l’exception de Thierry Techer,
vainqueur en 2000 qui s’est brûlé les ailes cette année
sur les bords du Volcan.
Pascal Parny sera donc le sixième
vainqueur de la grande épopée, mais il ne reviendra
pas. C’est en tout cas ce qu’il dit. Car la course,
il n’aime pas ça, son vrai plaisir c’est la randonnée.
(il
a tenu parole ! voir le lien vers le raid 2002) .
Le podium 2001 restera l’affaire des Réunionnais. Derrière
Parny, Charles Fontaine finira encore plus vite que
le vainqueur dans la descente du Colorado vers l’arrivée
à la Redoute. Il aura finalement vécu la même course
que Parny, jamais à plus d’un quart d’heure d’écart.
Douze minutes seulement à l’arrivée après seize heures
de corps à corps avec l’île. La gloire pour Parny, un
nouvel accessit pour Fontaine. A chaque participation,
celui-ci se rapproche de la victoire et si Parny tient
sa promesse, c’est bien lui qui risque de supporter
la pression l’an prochain. A 47 ans Jacky Murat a les
tempes blanchies et il n’a que faire de cette pression.
Il possède la sage patience qui permet de grignoter
sans faiblir les dénivelés et les places au classement.
Avec toute sa superbe, il vient se classer une nouvelle
fois parmi les meilleurs , 4 ème à deux heures du vainqueur
et juste derrière Cléo Libelle, vainqueur en 98 et 99.
Après sa 4ème victoire Corinne Favre
confirme que le Grand Raid demeure l’épreuve la plus
exigeante qu’elle connaisse. En 20h 56’ et 23ème au
scratch elle bonifie encore son meilleur chrono de près
de deux heures malgré des portions très boueuses et
glissantes cette année. Trente six heures plus loin,
Max Bertil au terme de sa traversée de deux jours et
demi avoue dix participations et neuf « victoires ».
A la suite des huit précédentes encoches déjà gravées
sur sa canne de marcheur, il va pouvoir rajouter de
la pointe de sa lame « GR 2001 ». A 71 ans, il jure
lui aussi que c’est la dernière, qu’il va enfin écouter
la voix de la raison. Quelques mots sur la ligne, l’accolade
du président Robert Chicaud, une de plus, et puis il
s’éloigne, seul, d’un pas fatigué mais ferme, le dos
voûté. On espère presque qu’il dise vrai mais on hésite
pourtant à le croire.
Texte J.B.Jaouen
Photos Y.M. Quemener.
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